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                         Par Pierre Chavot

                         Historien des religions

 

                 Le tribunal de la nature

 

 

Avec ses cornes imposantes, son air renfrogné et son caractère épouvantable, il n’en menait pourtant pas large, les sabots chauffés par les pierres incandescentes du désert. Ce pauvre « bouc émissaire » devait attendre d’être dévoré par les dents acérées du redoutable Azazel. Un démon qui se repaissait de l’animal chargé des fautes du peuple !

Si ce sacrifice de l’antique Israël, dans le cadre de Yom Kippour, la fête des pardons, n’a plus cours, le principe est vieux comme le monde.

Ou plus exactement depuis que l’homme a une conscience d’une forme de supériorité, finalement très relative, sur les « bêtes ». Distinction capitale tant il se comporte encore en l’animal qu’il a toujours été, en particulier envers les autres animaux.

Notre bouc n’est donc qu’une manière de rejeter sur un tiers la responsabilité humaine, avec son cortège d’absurdités.

Début février 2013, par exemple, un lanceur de chaton sur la Toile, geste ô combien stupide, écopait d’un an de prison ferme, tandis que, dans les rues de France, et d’ailleurs, des manifestants criaient leur haine détestable envers ceux qui ne leur ressemblent pas, juifs en tête. Ce qui nous renvoie à cette célèbre phrase de George Orwell, dans La Ferme des animaux, souvent ramené à l’homme :« Tous les animaux sont égaux, certains plus que d’autres. »

 

Le grand rappel

 

Marie Bendler nous montre alors que la frontière entre homme et bête est d’une minceur phénoménale, pour ne pas dire inexistante. Que la nature, décidément souveraine, nous rappelle à davantage de considération, et que ces rappels sont incessants. Elle reste le siège de la vie, de sa sauvagerie noble, des efforts permanents fournis par toutes les espèces pour survivre dans un monde que l’homme voudrait dominer, quitte à le défigurer, à le dénaturer justement. Autre exemple, lorsqu’à La Réunion, quatre personnes son tuées par des requins en 2011-2012, et que d’autres accidents se produisent l’année suivante, une seule solution : tuer les coupables, contre tout discernement. Alors qu’en France, en 2012/2013, vingt-et-une personnes sont mortes dans un accident de… chasse 4. Absolument !

Et si les animaux en avaient assez d’être montrés ainsi du doigt, et massacrés alors qu’ils ne font que défendre un terrain de chasse naturel, qui plus est dans une mer, des rivières, des terres qui se dépeuplent de manière alarmante.

Et si le bouc émissaire, le requin émissaire, l’ours blanc, les espèces menacées et tous les autres,  si tous ces frères animaux procédaient au « grand rappel », à l’instar de la phrase qui clôture la Déclaration universelle des droits de l’animal, rédigée en 1978, deux siècles après celle de l’homme révolutionnaire français : « Le respect des animaux par l’homme est inséparable du respect des hommes entre eux. »

 

Le tribunal

 

Parce que, dans la Bible, l’homme reçoit la prééminence sur les autres animaux, ce privilège en est-il un ? Certainement non.

Au Moyen Âge, les animaux étaient néanmoins considérés comme des êtres moraux et perfectibles, responsables tout comme les hommes de leurs agissements.

Nombreux entre 1120 et 1741, les procès contre les animaux organisent leur jugement et leur condamnation : « Le porc est le premier animal à avoir été jugé, en 1266. Le premier taureau à être jugé, l’aurait été au début du XIV° siècle.

Parmi les équidés, le cheval est le troisième animal à être condamné dans la première moitié du XIV° siècle.

Des juments, des mules ou des mulets font l’objet de procès. Un âne picard fut l’un des derniers équidés que la justice criminelle ait condamné en France. C’était en 1735. Il a été arquebusé parce qu’il avait mordu sa maîtresse.

Les rongeurs sont eux aussi cités dans les procès. Par ordre décroissant des cas, on trouve les rats, les taupes, les souris et les mulots.» 1  

L’homme est tout entier dans son effort de différenciation de l’animalité : « Pendant un siècle et demi, de 1510 à 1660, les magistrats et les inquisiteurs affirmaient que le Diable, pour aborder, séduire et tenter de persuader des adeptes, prenait la forme des animaux enfermés dans l’arche de Noé. Il y avait, selon eux quatre exceptions. Jamais le Diable ne pouvait s’incarner dans une colombe ou une brebis, un âne ou un bœuf. Il fallait bien, pour ces derniers, respecter les animaux immortalisés par la crèche. » 1

 

L’homme est un animal qui « se reconnaît ne pas l’être », dit Michel Boccara, « et sans contredire à ce processus d’arrachement au monde animal, notre humanité y reste profondément ancrée malgré tout, à travers le mythe ou le chant comme vécus qui nous renvoient au temps jadis où nous étions des animaux comme les autres, avant l’apparition d’un langage humain qui nous a rendu sourd au langage des oiseaux comme à la plupart de nos instincts ».

« En tout cas, notre part animale est une réalité dont on ne peut se défaire et dont les mythes rendent compte alors que notre illusion de l’avoir dépassé peut nous coûter cher. » 2

 

Bref, « l’homme est l’animal qui doit se reconnaître humain pour l’être » 3.

 

Ces procès cessent d’ailleurs au siècle des Lumières, quand les découvertes, les consciences, s’éveillent davantage. La question reste cependant posée de considérer les hommes victimes des animaux ou les animaux victimes des hommes.

 

Opérant un retournement, La Procession de Marie Bendler, qui, en passant, utilise des noms tirés des mythologies, comme le fonds mésopotamien, et des traditions peuplées d’une forte symbolique animale, opère ce retournement de situation.

 

C’est-à-dire un tribunal des hommes rendu par les animaux. Une mise en scène sous la forme d’une déambulation d’animaux parés comme des humains, qui viennent présenter leurs victimes ligotées au Juge Cornélius, sage et philosophe.

 

Chacun peut s’approprier, se raconter cette procession comme elle ou il le veut…

 

Par cet effet de magie, Marie Bendler nous amène à réintégrer notre animalité, sous la lumière du mythe, dans la continuité du monde animal et du monde humain, inséparables. Elle nous murmure avec ses doigts que l’important n’est pas dans la réalité ou la fiction. Il réside dans le sens et aux paroles que nous donnons à ce que nous vivions, à ce que nous voyons.

 

1 - Extraits de la thèse de Benjamin Daboval pour le doctorat vétérinaire soutenue publiquement devant la faculté de médecine d’Alfort le 09 /10 / 2003 Les animaux dans les procès du Moyen Âge à nos jours.2 - La part animale de l’homme, Esquisse d’une théorie du mythe et du chamanisme, Michel Boccara, Anthropos, 20023 - L’ouvert, De l’homme et de l’animal, Giorgio Agamben, Rivages, 20024 - source http://www.oncfs.gouv.fr/Chasser-dans-les-regles-ru18/Bilan-des-accidents-de-chasse-2012-2013-news 1546

Par Daniel BOULET

Magistrat Honoraire

 

LA PROCESSION

Un tribunal des hommes rendu par les animaux

 

« Les catégories stables sont celles qui sont sorties enrichies des controverses autour des interrogations des tous les temps…

parmi les notions romaines…. le concept de chose, concept carrefour, pierre angulaire de la pensée occidentale, laquelle (soit dit en passant) désenchante l’univers environnant si on compare avec d’autres cultures (notamment celles dites animistes).

 

Dans la culture industrielle généralisée, le monde des choses dont font juridiquement partie les plantes et les animaux est pour ainsi dire mythologiquement désactivé. » Pierre Legendre, Argumenta et Dogmatica – Le Fiduciaire suivi de Le Silence des mots. Mille et une nuits 2012

 

 

 

 

Depuis l’aube des temps, l’homme a ressenti le besoin de rendre la justice.

 

L’animal coupable reçoit donc un châtiment, et justice est rendue. Coupables ? Mais de quoi sont-ils accusés ? Les hommes reprochent aux animaux de leur avoir nui.

 

Mais l’animal pouvait-il être considéré comme coupable d’homicide volontaire?

L'homme est tout entier dans son effort de différenciation de l'animalité

 

Sans vouloir humaniser les animaux ni animaliser les hommes, quoique, … la question est posée de considérer les hommes victimes des animaux ou les animaux victimes des hommes.

 

Opérant un retournement dans l’ordre occidental tel que le reprend Pierre Legendre, la PROCESSION met en scène un tribunal sous la forme d’une déambulation d’animaux parés comme des humains, qui viennent présenter leurs victimes ligotées au Juge Cornélius, sage et philosophe.

Un tribunal des hommes rendu par les animaux.

C’est une histoire qui se nourrit d’hommes, de bêtes et de mythes. On la raconte comme on le veut…

 

Elles et Eux sont trempés dans une potion venue tout droit de Mésopotamie. L’air parfois sérieux ou grave, ils intègrent à la fois l’humanité, mais aussi ce qu’il ya de la bête chez l’animal parlant. Pas si bêtes. Ils ne se racontent pas, ils se taisent. Leurs postures étrangement humaines peuvent sembler bienveillantes et placides, mais c’est pourtant peut être bien d’errance et de barbarie dont il est question.

 

Depuis des temps immémoriaux les animaux nous servent de monnaie d’échange dans notre commerce sacrificiel avec les dieux.

 

Les dieux sont morts et la Science a pris leur place.

 

Notre quête d’immortalité demeure et le corps des bêtes une fois de plus est le réceptacle innocent de notre folie.

Quelle procédure inventer pour payer notre dette aux bêtes semble nous dire Marie Bendler ?

 

Il faut tout le talent et tout le culot de l’artiste pour renverser la désactivation mythologique qu’évoque Legendre ci-dessus.

 

D’autres artistes s’y étaient essayés, l’amoureuse des chats et son compère au Boléro, nous avaient, au siècle précédent raconté en musique l’histoire banale de ce petit garçon, qui refusant d’obéir à sa maman qui lui commandait de faire ses devoirs avait violemment projeté sur tout l’environnement sa méchanceté. Déchirant les rideaux, éventrant les fauteuils, torturant les animaux familiers qui se trouvaient à sa portée. Lesquels par la suite se révoltent mais ne vont pas jusqu’à traduire l’enfant en justice.

Dans la suite de l’histoire, la tripière géniale, Mélanie Klein, avait inventé un concept psychanalytique qui depuis a fait une grande partie de son succès, du moins du côté des services éducatifs et judiciaires, celui de réparation.

Si cette chère Mélanie avait été juriste d’obédience française, elle n’aurait pas manqué de se rappeler l’article 1382, le seul, avec l’article 2279 du Code civil que les apprentis juristes connaissent par cœur :

 

« Tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer »

 

Mais là ou le bas blesse et où LA PROCESSION prend valeur de prodige et de scandaleux retournement, c’est lorsqu’elle prétend traduire en justice, ces humains dont la barbarie est la cause des tourments infinis des bêtes. « Autrui », un autre, les autres hommes nous dit le Robert.

Dans notre système de classification, autrui ne saurait être autre chose, qu’un humain, notre prochain pour les chrétiens.

 

Seul l’animal parlant, l’animal doué de raison peut prétendre dans ce système être un autrui et demander réparation.

 

Dans cette affaire il n’est pas seulement question de justice, mais de RAISON.

 

En effet, l’une des institutions qui participe en premier chef au montage de ce que nous appelons l’humain est celle de la CULPABILITÉ.

Ce montage langagier de la culpabilité le petit homme en devenir le reçoit de ceux qui sont en charge de l’éduquer. « T’as pas le droit dit l’enfant à son compagnon de jeux »

Or justement, on éduque pas les bêtes on les dresse.

Et comme la culpabilité est au service de la raison, on en déduit que les animaux n’ont pas accès à la culpabilité donc à la raison et qu’il est donc inutile de les traduire en justice.

 

Ce ne fut pas toujours le cas : au Moyen Age, les animaux étaient jugés, exécutés : sorte de rite, thérapeutique d’apaisement purificateur, le procès était le nécessaire traitement médical d’une société malade. De plus, les animaux sont aussi considérés par la Bible, comme les instruments de la justice divine. Cet élément cathartique n’est plus premier dans la justice d’aujourd’hui.

 

Demeure la question lancinante de notre dette. Le plus grand mérite de la procession est de nous contraindre à la poser.Comment faire réparation ? En effet, comment les abolitionnistes que nous sommes pourraient-ils supporter l’hécatombe animale ?

 

Disparition de la peine de mort pour les hommes et suppression des abattoirs et des labos pour les animaux ?  L’illustration par cette fable de ce retournement de réintégration de notre animalité, du biologique, du vécu, du mythe, dans la raison elle-même tente de rétablir la continuité du monde animal et du monde humain. "l'homme est l'animal qui doit se reconnaître humain pour l'être" dit Georgio Agamben

 

En effet, l'important n'est pas que ces mythes soient "vrais" mais qu'ils nous parlent, qu'ils fassent sens. Réparation  Cette procession, une histoire de bêtes avez-vous dit ?

 

Non une histoire d’hommes.

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